Rencontre avec Gwen le Gac et Christophe Honoré autour de l'album "Un enfant de pauvres"

Publié le par prof. documentaliste

Jeudi 5 avril

Gwen le Gac présente le travail de préparation du livre qui a duré deux ans. C'est le temps de travail artistique nécessaire pour que le livre naisse.

Pour les premiers dessins, je me suis inspirée du Pop art. Ce courant artistique a travaillé autour de l'argent aussi. J'ai fait un travail sur les visages avec de faux billets.

Dans mon atelier, j'ai un mur d'images où j'assemble mes idées. Je fais un assemblage de formes différentes. J'utilise des photos souvent pour le travail préparatoire, comme forme de repérage, mais c'est la première fois avec cet album que la photo reste dans le livre. Puis j'ai commencé à réfléchir à des techniques que je pourrais utiliser. J'ai essayé le pastel pour suggérer la tristesse, le flou. Puis j'ai commencé à travailler sur le corps vide pour installer des manques.

De tous ces dessins, il n'y a rien qui est resté. Je suis ensuite revenue aux photos. Le cadrage a été très important. J'ai fait des photos un peu moches, banales, prises dans la cave pour certaines. Je les ai travaillées ensuite avec photoshop, en les pixelisant, en exagérant les contrastes. J'ai travaillé sur les expressions du visage avec des gros plans. J'ai fait une pré- maquette en imprimant les photos sur mon imprimante de mauvaise qualité pour obtenir ce résultat.

Pour certaines pages, j'ai mis beaucoup de temps. Par exemple la page avec les petits prix, il m'a fallu 15 jours pour la réaliser avec une pince à épiler, en découpant des touts petits prix dans des journaux de produits bon marché.

J'ai fait pas mal de recherches pour la couverture. C'est un vrai billet de 5 euros qu'on peut voir. Je me suis inspirée de l'histoire du billet brûlé par Serge Gainsbourg en direct à la télévision. C'est très plaisant de découper un vrai billet. J'ai utilisé d'autres sources d'inspiration aussi.

L'affiche du film The Lobster pour évoquer l'idée du manque.

Days are Dogs

Je me suis inspirée d'une exposition de Camille Henrot où l'artiste mélange le désordre au bleu. Et puis un soir sur le chemin de mon atelier, j'ai vu un carton qui traînait dans la rue peint avec de la bombe aérosol. J'ai voulu essayer la bombe.

http://huangqingjun.com/cg/family-stuff/

Le travail d'un photographe chinois Huang Qingjun qui photographie des familles avec tout ce qu'elles possèdent a été une autre source d'inspiration.

Il y a aussi un petit côté punk à ce livre. La découpe suggère que l'enfant est brisé. Pour moi, la technique a un langage, je me demande quel crayon va pouvoir exprimer la tristesse.

Je tiens un cahier pendant toute la période de création du livre. Dans ce cahier, j'ai réfléchi à la philosophie du surf puisqu'il en est question dans le livre. J'ai noté des choses comme : « Il y a toujours une nouvelle vague, une nouvelle chance » « le creux de la vague ». Dans le surf, on attend la prochaine vague. La mer est le symbole de la liberté absolue, elle n'appartient à personne.

Par ailleurs, je me suis inspirée de l'Arte povera, c'est un mouvement artistique né en Italie, en utilisant des matériaux pauvres. J'ai pensé aussi au vide grenier qui est la poubelle des riches.

Enfin, je fais un plan de travail, une maquette du livre. On se voit peu avec Christophe mais on échange beaucoup de mails.

Christophe Honoré : Un livre est fait souvent de beaucoup d'impuretés. Je vais vous parler un peu de l'historique de ce livre. Voici la règle qu'on s'était fixé : on voulait un livre qui s'adresse à des jeunes lecteurs et qui parle de l'argent. On a fait le choix de parler du manque d'argent. On avait envie que le livre porte la trace de ce manque. Du coup, il fallait que le livre manque de joliesse. En réfléchissant à ce livre, on est parti dans plein de réflexions différentes.

Réponses aux questions des élèves :

  • Comment vous est venu l'envie d'écrire ce livre ?

Christophe Honoré : Ce livre sur le thème de l'argent, ça fait un moment qu'on s'en parle. Avec Gwen, on se connaît très bien, on était dans le même petit lycée en Bretagne. On s'amusait à créer ensemble de petits objets. Ça fait longtemps qu'on tourne autour de l'idée d'un livre sur l'argent. Mais on n'avait pas cette morale qu'on a fini par avoir ensemble. J'ai écrit de mon côté un premier brouillon.

  • Pourquoi avoir donné le nom du garçon qu'à la fin ?

Christophe Honoré : Je pense qu'en faisant ça, il avait la possibilité de raconter son histoire, de redevenir quelqu'un. Il y a des moments où on se sent invisible. A ce moment de la perte de l'identité, on a l'impression que plus personne ne sait qui on est. Enzo est aussi à un âge particulier de sa vie où on éprouve ce sentiment. Il manque d'argent mais il manque aussi de plein d'autres choses. Il se laisse porter par les vagues. A la fin de l'histoire avec le surf et l'évolution du personnage, c'est le moment où il ose redire son nom.

  • Pouvez-vous expliquer la dédicace ?

Gwen le Gac : Pour les photographies, j'ai mis en scène avec la photo sur la plage, mon neveu Jules. J'ai aussi pris des photos de famille existantes. J'ai mis en scène Jules avec sa cousine pour qu'ils fassent les amoureux. L'expression « aux frais de la princesse » veut dire que c'est gratuit, vient de mon père.

  • Pourquoi avoir fait des tâches sur les dessins ?

Gwen le Gac : qu'est-ce que ça t'as fait à toi de voir cette tâche rouge ?

Je l'ai faite à la bombe, c'est comme un impact de balle. Je l'ai faite pour exprimer l'état dans lequel se trouve Enzo, pour montrer la violence. Les autres tâches bleues sont là pour évoquer la mer. Il y a très peu d'abstraction en littérature jeunesse. Ça m'intéresse de travailler sur les sentiments, sur les sensations. Ce qui est intéressant dans un livre c'est l'alternance. Ici, il y a l’hyperréalisme de certaines images en opposition avec l'abstraction d'autres images. C'est au lecteur de faire le travail. Ces changements de lecture sont très riches. Ils permettent au lecteur de passer à autre chose.

  • Pourquoi les visages des personnages sont cachés ?

Gwen le Gac : ça suggère le manque. On est dans la page avec le personnage. Ce sont comme des vêtements rétrécis sur un corps.

  • Pourquoi avoir découpées, pixelisées les photos ?

Gwen le Gac : Là aussi, je voulais évoquer la blessure, la cicatrice. Il y a une vulgarisation de l'image que j'ai voulu, en rapport avec le Pop art, ce mouvement artistique qui dénonçait déjà la consommation de masse.

  • Comment s'est passée votre collaboration sur le livre ?

Christophe Honoré : j'ai publié un tout premier roman il y a quelques années qui s'appelait Tout contre Léo. A l'époque Gwen terminait son école d'art. Assez vite je lui ai demandé de travailler avec moi pour qu'on fasse des livres ensemble. On a fait deux, trois livres qui ont été des échecs. J'ai réussi à dire aux éditeurs que je voulais que ce soit Gwen qui illustre mes livres. Par ailleurs nous sommes amis. Ce travail mené ensemble nous permet de continuer à faire des choses ensemble aussi.

  • Comment êtes-vous devenu illustratrice ?

J'ai fait une école d'arts. Je ne dessine pas très bien mais j'aime essayer plein de choses nouvelles. La bombe, par exemple, je ne savais pas en faire avant cet album. J'aime travailler sur les couleurs. Depuis que je suis petite, j'aime aussi faire du découpage et du collage, c'est une technique que j'utilise beaucoup. Nos premiers livres avec Christophe ont été publiés à l'Ecole des loisirs.

  • Combien y a-t-il eu d'exemplaires vendus de cet album ?

Gwen le Gac : je ne sais pas. Mais il n'a pas eu un gros succès commercial. Il est sorti au moment de noël, et comme le sujet n'était pas très réjouissant, on était un peu en décalage.

  • Pourquoi avoir utilisé l'abstraction ?

Pour moi, ça provoque plus d'émotion. Avec la photo, il n'y a pas de distance, elle dérange plus. On a eu du mal à convaincre notre éditeur de ces choix graphiques.

Christophe Honoré aux élèves :

  • Que pensez-vous du personnage d'Enzo ?

J'aimerais bien avoir votre avis parce que quand le livre est sorti il y a un an et demi, il n'a pas eu beaucoup de succès alors qu'on y tenait beaucoup et qu'il représentait aussi énormément de travail. Ça nous a un peu abattus alors on est content d'avoir votre avis sur le livre aujourd'hui.

Un élève : le personnage est réaliste et on y croit.
Un autre : je trouve que la psychologie d'Enzo n'est pas assez développée. Le livre est construit comme une succession de faits.
Christophe Honoré : Je voulais vraiment que le personnage soit très froid. On ne sait pas très bien si ça le touche ou pas. C'est ça qui est bien dans le fait de faire un album. La psychologie est plus amenée par l'image que par le texte. C'est comme si le personnage était anesthésié. C'est la rencontre avec cet homme sur la plage qui, en lui prêtant sa planche de surf, lui fait comprendre qu'il vaut quelque chose. L'idée du réalisme n'est pas forcément positive en littérature de jeunesse.

  • Préférez-vous écrire des livres pour les adultes ou pour les enfants ?

Christophe Honoré : il y a une manière de s'adresser à des ados de 12-15 ans qui n'est pas habituelle. Il faut prendre beaucoup de temps. Le lecteur de 15 ans n'a pas la curiosité de rentrer dans une librairie. Ici aussi dans votre concours de lecture, ce sont les adultes qui ont choisi pour vous, qui ont pensé que ce serait bien de vous faire lire ce livre. Quand on écrit pour les adultes, c'est plus direct. Quand on écrit pour la jeunesse, on ne sait pas pour qui on écrit. C'est une illusion de penser que les ados vont se souvenir de ce livre. Pourtant il y a des livres comme ça qu'on a lus jeune dont on se souvient très bien, des livres qui nous ont marqués. Tu es content si un jour tu fais partie de ce petit groupe de livres.

  • Est-ce que vous avez des proches qui ont connu ça la pauvreté ?

Christophe Honoré : Du côté de ma mère, la famille était très touchée par le chômage. Quand j'étais adolescent, j'avais des cousins italiens qui manquaient de tout. Quand toi, ça va que tu ne manques de rien, c'est très bizarre. J'étais à la fois fasciné par ces cousins parce qu'ils étaient italiens avec tout le charme qui va avec, et en même temps, ils n'avaient rien. Ils avaient perdu leur père. Ça a sûrement nourri mon inspiration. C'est peut-être pour ça qu'Enzo a un prénom italien. Quand on est dans la pure invention, en général ce qu'on écrit n'a pas trop d'intérêt parce qu'on a tendance à raconter la même chose, mais quand on commence à parler des choses que l'on connaît, ce qu'on écrit devient plus riche alors, plus fort. Moi, je n'ai pas beaucoup d'imagination.

  • Est-ce que vous avez choisi la couverture cartonnée ?

D'habitude chez Actes Sud, on choisit, mais là l'album fait partie d'une collection où tout est déjà décidé. On a travaillé deux ans au total sur le livre.

  • Pourquoi le thème de l'argent pour vous Gwen le Gac ?

J'ai eu une enfance assez insouciante, sans problème d'argent. J'ai commencé à travailler avec un travail où j'étais très bien payée mais je n'étais pas heureuse de ce que je faisais. Alors j'ai décidé d'être illustratrice et ce n'est pas évident de gagner sa vie avec ce métier. Il y a eu parfois des moments difficiles où je me suis retrouvée à parler d'argent. A Paris, l'argent est très présent, c'est plus violent qu'ailleurs. La vie est plus chère.

  • Est-ce que ce n'est pas interdit de découper de l'argent ?

Peut-être mais en tout cas, on l'a fait quand même.
Christophe Honoré : écrire sur la pauvreté, sur la misère qui frappe l'enfance et sur la question du statut social, c'était aussi un peu une action d'ordre politique. Tout ça est très lié à l'accès au livre, à la culture..

 

Publié dans Rencontres auteurs

Commenter cet article